Portrait, la suite / François-Xavier Simon, Bistrot Blaise à Marche-en-Famenne : « L’Ère Gagnaire. Et Hanna. »

27 juin 2024

Deuxième mouvement de notre danse à trois temps avec François-Xavier Simon.
Après Wibrin, Namur et Paris, nous l’avons quitté chez Joël Robuchon, une belle escale dans un parcours incroyable qui le dépose d’abord à Rome, avant de vivre les deux plus belles rencontres de sa vie.

Quitter Paris pour Rome

« Ma copine de l’époque partait en Erasmus à Rome et je l’ai accompagnée. Bon… Tu imagines… Je quitte Robuchon pour aller à Rome, c’est, comment dire… C’est « la » décision de ma vie à ce moment-là. Je suis chez Robuchon, deux étoiles… et je pars.
Je me retrouve à Rome, dans le restaurant d’Anthony Genovese. Paumé… Je ne parlais pas italien et là, forcément, on ne parlait qu’italien, et très peu anglais. Les premiers services sont rudes. Mais le Chef comptait sur moi, j’étais très jeune, j’avais trop peu d’expérience je pense.
J’avais fait le Georges V, un classique, j’avais fait Robuchon, encore plus classique. Et là, j’arrive dans un restaurant italien, de cuisine italienne, mais avec des influences asiatiques. Une très petite cuisine, pas simple à gérer. Ils voulaient aller chercher l’étoile… et l’étoile arrive. Au fil des mois, ça se passe mieux, ça se passe bien… Mais au fond, ce n’était pas mon truc.
Ma copine avait terminé son Erasmus et moi, je voulais rentrer à Paris. À Paris, il y avait deux chefs pour qui je voulais travailler : Pierre Gagnaire et Guy Savoy. Mon chef en Italie, Anthony Genovese me parlait sans arrêt de Pierre Gagnaire, il en était vraiment fan. Et c’est peut-être là que j’ai pris amour de la cuisine de Pierre Gagnaire, grâce à mon chef en Italie.

Vous êtes venu de Rome juste pour passer votre entretien ?

Et j’ai postulé chez Pierre Gagnaire. J’ai postulé une fois, deux fois, trois fois… Refusé ! Chaque fois recalé. Et un jour, j’ai un appel en absence… un numéro de Paris. Un message… Pierre Gagnaire ! Il me dit : « J’ai peut-être quelque chose pour vous, venez faire un essai ! »
Je monte à Paris.
Avant d’y aller, j’avais fait l’entretien de mon matériel, j’avais bien préparé ma valise de couteaux et tout mon matériel, j’étais prêt. Sur place, je tombe sur un gars très rude avec moi mais bon… Tu te pointes dans un trois étoiles à Paris, tu sais que ça va être compliqué. J’arrive et on me donne huit caisses de pamplemousses à tailler en segments, huit caisses… (rires). C’était pour préparer un plat signature du Chef, la Pamplemousse Ugly. Je commence à travailler… et je me coupe un doigt ! Je me coupe !!! Et j’ai donc taillé toutes les caisses de pamplemousses avec le doigt coupé et un bandage ! (rires)

Le soir même, Pierre Gagnaire m’appelle dans son bureau : « Vous pouvez venir demain ? » Et je lui réponds : « Non… Je travaille demain. Je repars à Rome, je prends l’avion très tôt demain. » Il me regarde, presque ébahi :  » Comment ça ?… Vous êtes venu de Rome juste pour passer votre entretien ? »… Je pense qu’à ce moment précis, c’était bon pour moi. Le Chef Gagnaire m’attrape encore le soir, après le service et il me dit : « J’ai un poste pour vous mais ce n’est pas à Paris… C’est à Dubaï ! » Je le regarde et là, je me dis : « P… ! Je viens à Paris pour me rapprocher moi… » Il me lance: « Je vous laisse le temps de réfléchir. Quand vous avez réfléchi, vous me dites… » On parle, on parle. Quelques minutes après, il revient vers moi… « Alors, c’est bon ? Vous avez réfléchi ? Vous me dites oui ? » Euh… Oui… Oui, Chef…
Mais, honnêtement, Sous-Chef, à Dubaï, je ne m’en sentais pas capable. J’avais 22 ans… Je le sentais bof bof. Et Pierre Gagnaire achève ma résistance : « Mais si, ça va bien se passer, vous allez voir, on va s’occuper de vous… »

Dubaï

Je suis arrivé à Dubaï. Et là, j’ai appris à découvrir, à comprendre et à aimer la cuisine de Pierre Gagnaire. Je suis passé de Sous-chef à Chef de cuisine, et ensuite, je suis devenu Chef Exécutif. J’ai fait sept ans à Dubaï, alors que l’idée de départ était d’y rester… un an, et ensuite de rentrer à Paris.
Entretemps, ma vie privée avait changé. Et je me suis retrouvé à développer des projets, tout se passait bien. Un événement malheureux va bousculer les choses. La personne que j’avais remplacé à Dubaï était rentrée quelques temps à Paris, et logiquement, j’avais repris son poste sur place, c’est le cycle. Et mon Chef a un accident et décède…

Le restaurant à Dubaï était en travaux à ce moment-là, Pierre Gagnaire me demande de revenir à Paris : « La seule personne qui peut reprendre son poste, c’est vous ! » Le job était un poste de Chef Consultant. Ce qui demandait de tourner un peu partout dans le monde pour lui, sur beaucoup de restaurants, en développant, etc. J’étais jeune, j’avais une trentaine d’années.
Et je refuse. Je préférais rester dans mon restaurant à Dubaï, on était en plein développement, et moi j’étais à fond dans la gastronomie, plutôt que faire d’autres choses comme il le proposait.
Et là, il me dit : « Regardez les choses autrement, prenez le challenge dans l’autre sens. Revenez, essayez d’être capable de diriger. On va voir si vous êtes capable de développer un restaurant, de remettre les choses en place ». Et je me dis bof… Je rentre seul à Paris et je reprends le poste. Le titre, c’était ‘Création et Développement’, le truc qui veut tout dire et rien dire ! Et donc, pendant presque cinq ans, j’ai développé tout ça avec Pierre Gagnaire. J’ai fait tout ce qui était autour de ses restaurants gastronomiques, il avait un chef à chaque endroit et moi, je l’ai suivi autour de ça. J’étais un peu le gars qu’il plaçait là où il avait besoin, et celui qui développait tout ce qui était « consulting » ; je n’aime pas ce mot, disons tout ce qu’il avait « à coté ». Tu vois… Ces cinq années m’ont vraiment ouvert les yeux sur le travail, sur l’organisation, sur l’économie d’un restaurant, sur le côté management. C’est là que j’ai compris l’organisation de tout. La boucle était bouclée.
C’est là que j’ai vraiment réalisé, c’est là que je me suis presque le plus éclaté dans ce que j’ai fait. Je voyageais dans le monde entier… Humainement, ça m’a apporté beaucoup.

Hanna, la rencontre

En 2017, on ma envoyé à Courchevel. Je suis arrivé dans un établissement où ma mission était de remettre la cuisine en place, un endroit où ça avait été compliqué. On m’a dit : « Voilà les clefs, vas-y ! » Et comme je suis un gars qui fonctionne au challenge… J’y suis allé à fond ! Je faisais le petit-déjeuner, le déjeuner, le dîner, le room service, je faisais tout ! Je voulais contrôler au maximum pour que tout le monde soit heureux : le Chef, la direction, mes équipes, faire que tout le monde soit bien.

À Courchevel, je rencontre Hanna… « La » rencontre… Dans l’établissement où on était, Hanna s’occupait du côté salle et du ‘Food and Beverage’, elle tournait un peu en fait. On se rencontre et je lui dis : « Je suis basé à Paris. Si tu veux, j’ai un appartement, je n’y suis jamais. Viens à Paris, tu trouves un beau boulot dans un bel hôtel, un truc qui va te tirer vers le haut. Moi, je serai là quand je pourrai, et on essaie de se construire au fur et à mesure, quand je reviens. »
À ce moment-là, Hanna ne se voyait pas venir à Paris, à l’époque où l’on s’est rencontrés, elle voulait rentrer en Pologne.

Mais, finalement, elle décide de venir à Paris. Moi, je n’étais jamais là, je voyageais partout et je travaillais comme un dingue. Hanna, elle, décroche un boulot au George V, et c’est très dur pour elle au départ. J’essaie d’être là pour la soutenir mais en même temps, je continue d’avancer avec Pierre Gagnaire. Et je prenais de plus en plus de missions ; je ne savais pas dire non à mon Chef, j’y suis tellement attaché, tu comprends. Je ne me souviens pas avoir dit ‘non’ à Pierre Gagnaire.

Un jour, Hanna a tiré la sonnette d’alarme, tout simplement… C’était avant que je parte pour un gros voyage à Saint-Barthélémy. Elle m’a dit : « Là, c’est la limite… » On vivait ensemble depuis trois ou quatre ans… : « C’est la limite. C’est le moment où même quand tu reviens, tu m’agaces. Tu rentres, tu restes 24 heures et tu te casses. Tu défais ta valise, tu refais ta valise, tu dors et tu repars pour 3 semaines, un mois, six mois ! Tu n’es jamais là… » Et c’était vrai… Je l’appelais tous les jours quand j’étais en déplacement, mais je ne parlais que d’une chose : mon travail, mon travail, mon travail, mon travail et mon travail ! Á la longue, tu soules les gens à ne parler que de ton travail. J’étais comme drogué au travail, j’étais dans mon truc… et uniquement dans mon truc ! Et c’est clair, ce n’est pas Pierre Gagnaire qui m’avait demandé de fonctionner comme ça, c’est moi tout seul qui me suis mis dans l’état d’esprit de m’investir à fond, d’être de me sentir « en mission » !

Le Covid, le retour à Marche

Et puis, le Covid arrive…. La veille de l’annonce de Macron, Pierre Gagnaire me dit : « Rentrez chez vous… Ça va être plus long qu’on ne le pense ». Et là, je me vois encore, c’était un lundi matin, j’étais au bureau du Chef et j’appelle Hanna, je lui dis de prendre deux billets Thalys : « On doit partir, Macron va annoncer des fermetures… » Elle ne me croyait pas.
On rentre en Belgique. Et lors du premier Covid, personne n’a de plan, rien… On rentre donc tous les deux. Et c’est à ce moment, et c’est fou… mais c’est à ce moment qu’on a vraiment commencé à se connaître. Tu vois, le premier jour, on parle, le deuxième jour, on parle, le troisième jour, on parle et les jours suivants, on cuisine et on parle. (sourire) Et il a fait beau pendant le premier confinement. Là, on a vraiment appris à se connaitre et c’est bête, on en rigole encore aujourd’hui.

Un soir, mon frère m’envoie une annonce, c’était pour un établissement, ici à Marche… Un million d’euros. Du délire ! Le soir, avant d’aller dormir, je montre l’annonce à Hanna. Je n’ai pas fermé l’oeil de la nuit…Hanna pareil, elle n’avait pas dormi. Le lendemain matin, on se regarde et je lui dis : « Ça te dirait de faire un resto ? » « Et toi ? » Et elle me dit : « Peut-être qu’on passerait plus de temps ensemble ?… » Elle le voyait comme ça. Moi, je n’en avais pas vraiment envie. Avec Pierre Gagnaire, j’avais le projet d’ouvrir un restaurant à New York. Moi, j’avais tout çà et là, j’ai commencé à réfléchir, à me demander de quoi j’avais vraiment envie. Et on a continué à regarder des offres. Et c’est ce qui a été le déclencheur ; le fait de visiter des endroits, ça te fait voir les choses autrement. Et en visitant le bâtiment ici… Il s’est passé un truc. On s’est regardés tous les deux et on s’est dit : « On se lance ? » On est revenus visiter une deuxième fois… et on a pris !… Poignée de mains, c’était fait !

Et là, j’ai commencé à me demander comment j’allais faire pour annoncer à Pierre Gagnaire que j’allais le quitter pour m’installer…
Je rentre à Paris, je devais le voir, mais nos planning ne matchaient pas. Puis, je pars à Cannes pour l’ouverture d’un nouveau restaurant. Après un mois – et donc je perds du temps pour le projet ici, à Marche, la veille de l’ouverture à Cannes, et ce n’était pas du tout le bon plan… La veille de l’ouverture ! Donc, je lui dis :« Chef, je suis désolé… Je vais vous quitter. Je vais m’installer, je vais lancer mon restaurant ! » Et il me répond : « Vous dites ça, mon petit François… » Silence… « Non non, je vais ouvrir mon restaurant, je vais me lancer. » Bref… Le lendemain, on fait l’ouverture à Cannes, tout se passe bien.

Quelques jours plus tard, il me dit : « J’en ai parlé avec Sylvie, mon épouse, on va trouver quelqu’un pour vous remplacer. » Et là, je souffle et je me dis : « Ok, c’est bon… c’est passé ». Et je continue à bosser… et il m’ajoute des projets. À un moment, je reviens vers lui : « Chef, moi je vais quitter, je vais devoir quitter ! » Et on a repoussé la date ensemble. Ça a duré un an… (rires) Les travaux avaient commencé ici, à Marche, on faisait des allers-retours avec Hanna.

Un jour, j’ai fini par rentrer à Marche.
Quand on a acheté le bâtiment, je m’étais dit qu’on allait faire un bistrot sympa. Et puis mon frère, ma famille, mes proches m’ont dit : « Tu sais FX… Tu rentres de l’étranger… Avec tout ce que tu as vécu, tout ce que tu as appris, ton parcours… Les gens attendent peut-être autre chose que ce que tu nous dis là. Il manque quand même un truc quoi… » Et ça a fait tilt dans ma tête ! On est revenus dans le bâtiment avec Hanna… :  » Qu’est-ce qu’on fait ? » Et les idées fusent ; du projet de petit bistrot, on est allés sur tout autre chose, ça partait dans tous les sens. Et le projet a trouvé son identité.
Pendant six mois, on a encore fait des allers-retours et puis, tout s’est enchaîné. Pendant quelques temps, j’ai un peu travaillé dans l’entreprise familiale, Hanna a travaillé dans une maison de repos. Et elle a pris son kif ! Imagine-toi… Elle sortait du Georges V et elle travaillait dans une maison de repos. Hanna quoi !

Ici, l’avant-projet m’a beaucoup stressé, le côté financier a pris le dessus, car d’un petit projet, c’était devenu un gros projet. Les trois derniers mois ont été très longs, je me posais beaucoup de questions, beaucoup beaucoup de questions. Et juste avant l’ouverture, j’ai même passé trois jours à l’hôpital. Je me réveillais la nuit, j’avais le ventre retourné… Je me disais que j’avais déconné, que j’avais abusé sur le projet.

Et puis, il y a eu le soulagement. Le 3 décembre 2021, on a ouvert le Bistrot Blaise… Et tu vois Laurent… Dès le premier jour, dès le moment où je me suis retrouvé en cuisine, je me suis senti tellement bien ! J’étais dans mon élément, je respirais. L’aventure Bistrot Blaise commençait.

J’ai eu de la chance. Ma chance a été d’être, de suite, dès le début, très bien entouré. Hanna, le nerf de ma guerre, évidemment. Elle me connaît par cœur, elle sait comment me dire les choses et aussi comment ne pas me dire les choses.
Et mon équipe, mes Garçons… (sourire) Avec les Garçons, on a une magnifique énergie, on avance ensemble et ça nous porte tellement au quotidien.
Je me rends compte avoir mis la barre très très haut inconsciemment… et je crois que j’ai toujours voulu ça. Je veux aller chercher le meilleur et je sais que je suis hyper exigeant. Dans tout ce que je fais, j’essaie de me donner à fond, de donner le meilleur de moi-même, le meilleur pour moi-même, certainement pas pour écraser les autres.

Pourquoi « Bistrot » Blaise ?

C’est marrant ta question… mais je voulais un peu me protéger au départ. Je ne voulais pas que le restaurant ait une connotation trop « culinaire », je n’aime pas ça. Et le côté bistrot, ça casse un peu les codes, je trouvais que ça mettait plus à l’aise. Et c’est venu tout seul. On est à Marche-en-Famenne, dans la ville de ma Grand-Mère… Ça n’a fait ni une ni deux et c’est peut-être la décision la plus facile à prendre pour Hanna et moi. On rentrait de Paris, on s’est posé la question… Et c’est tombé de suite.
Et Blaise, c’est le nom de jeune fille de ma grand-mère… »

Par Laurent Delmarcelle – Images © Eating.be et Instagram FX Simon.

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Bistrot Blaise – Rue Porte Haute, 5 à Marche-en-Famenne.